31

Wallander se réveilla en sursaut.

Il ouvrit les yeux et demeura immobile. La lueur de la nuit d’été était encore grise. Quelqu’un marchait dans l’appartement. Il jeta un coup d’œil rapide sur le réveil posé sur la table de nuit. Il était deux heures et quart. La peur fut immédiate. Il savait que ce n’était pas Linda. Une fois endormie, elle ne bougeait plus de son lit jusqu’au lendemain matin. Il retint son souffle et tendit l’oreille. C’était un bruit très faible.

Celui qui marchait était pieds nus.

Wallander se leva doucement de son lit. Il chercha quelque chose pour se défendre. Il avait laissé son arme de service dans le tiroir de son bureau, au commissariat. La seule chose qu’il avait à portée de main était le dossier d’une chaise cassée. Il défit doucement le dossier et tendit l’oreille à nouveau. Les pas semblaient venir de la cuisine. Il laissa son peignoir de côté, car il risquait d’entraver ses mouvements. Il sortit de sa chambre et regarda dans la salle de séjour. Il passa devant la chambre de Linda. La porte était fermée. Elle dormait. Il avait très peur maintenant. Le bruit venait de la cuisine. Il resta sur le pas de la porte de la salle de séjour et écouta. Ekholm avait donc raison. Il se prépara à l’idée de se mesurer à quelqu’un de très fort. Le dossier en bois qu’il avait à la main ne lui servirait pas à grand-chose. Il se souvint qu’il avait une reproduction d’anciens coups-de-poing américains dans un des tiroirs de ses étagères. Il avait gagné une fois ce lot stupide à la tombola de la police. Il décida qu’ils étaient plus sûrs que le dossier. On entendait toujours le bruit dans la cuisine. Il se déplaça doucement sur le plancher et ouvrit le tiroir. Les coups-de-poing américains étaient sous une copie de sa dernière déclaration d’impôts. Il en posa un sur son poing droit. Il se rendit compte que le bruit dans la cuisine avait cessé. Il se retourna rapidement et leva un bras.

Linda était sur le pas de la porte et le contemplait avec un mélange d’étonnement et de peur. Il la regarda.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle. Qu’as-tu à la main ?

— J’ai cru que quelqu’un était entré dans l’appartement, dit-il en retirant son coup-de-poing américain.

Il vit qu’elle était secouée.

— Ce n’est que moi. J’ai du mal à m’endormir.

— La porte de ta chambre n’était pas fermée ?

— Alors j’ai dû la fermer. J’étais venue boire de l’eau. Je devais avoir peur qu’elle claque, avec les courants d’air.

— Mais tu ne te réveilles jamais la nuit !

— C’est fini, ça. Ça m’arrive de mal dormir. Quand j’ai trop de choses qui me trottent dans la tête.

Wallander se dit qu’il devrait se sentir un peu bête. Mais le soulagement était le plus fort. Derrière sa réaction, un fait venait de se confirmer. Il avait pris les propos d’Ekholm bien plus au sérieux qu’il ne lui avait semblé. Il s’assit sur le canapé. Elle resta debout et le regarda.

— Je me suis souvent demandé comment tu faisais pour dormir aussi bien. Quand je pense à tout ce que tu es obligé de voir. Tout ce que tu dois faire.

— Ça devient de la routine, répondit Wallander, tout en sachant très bien que ce n’était pas vrai.

Elle s’assit à côté de lui.

— J’ai feuilleté un journal pendant que Kajsa achetait des cigarettes, poursuivit-elle. Il y avait plein de détails, sur ce qui s’est passé à Helsingborg. Je me demande comment tu peux supporter tout ça.

— Les journaux exagèrent.

— Peut-on exagérer au point de dire qu’on a enfoncé la tête de quelqu’un dans un four ?

Wallander tenta de fuir ses questions. Il ne savait pas trop qui il voulait épargner, elle ou lui.

— C’est l’affaire de la médecine légale. Moi, j’examine le lieu du crime et j’essaie de comprendre ce qui s’est passé.

Elle secoua la tête d’un air résigné.

— Tu n’es jamais vraiment arrivé à me mentir de façon convaincante. À maman, peut-être, mais pas à moi.

— Je n’ai jamais menti à Mona !

— Tu ne lui as jamais dit à quel point tu l’aimais. Quand on ne dit pas les choses, c’est un mensonge par omission.

Il la regarda avec étonnement. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle utilise ces mots-là.

— Quand j’étais petite, je lisais en cachette tous les papiers que tu rapportais le soir à la maison. Parfois, je faisais venir des copines quand tu étais sur une enquête qui nous paraissait palpitante. On se réunissait dans ma chambre et on lisait les notes que tu avais prises quand tu avais interrogé des témoins. Ça m’a appris pas mal de mots.

— Je ne me suis jamais aperçu de rien.

— Ce n’était pas le but non plus. Dis-moi plutôt qui tu pensais trouver dans ton appartement.

Elle avait changé très rapidement de sujet de conversation. Il décida tout aussi rapidement de dire les choses au moins en partie comme elles étaient. Il lui expliqua qu’il arrivait, mais très rarement, que des policiers dans sa situation, en particulier ceux qui apparaissaient souvent dans les journaux ou à la télévision, soient repérés par des criminels. Et qu’ils fassent une fixation sur eux. Ou plutôt qu’ils soient fascinés. Normalement, pas de quoi s’inquiéter. Mais il n’était plus possible de savoir où était la norme dans tout cela. Il était bon de connaître ce phénomène. De là à s’inquiéter, il y avait une marge.

Elle ne le crut pas un seul instant.

— Celui que j’ai vu là avec son coup-de-poing américain n’était pas quelqu’un qui connaissait le phénomène. C’était mon papa, un policier. Et il avait peur.

— J’ai dû avoir un cauchemar, bredouilla-t-il. Raconte-moi plutôt ce qui t’empêche de dormir.

— Je me demande ce que je vais faire de ma vie.

— Ce que vous m’avez montré, Kajsa et toi, c’était bien.

— Mais pas aussi bien qu’on le voudrait.

— Tu as le temps de trouver ton chemin.

— C’est peut-être tout autre chose que j’ai envie de faire.

— Quoi alors ?

— C’est à ça que je pense quand je me réveille la nuit. J’ouvre les yeux et je me dis que je ne sais toujours pas.

— Tu peux toujours me réveiller. Mon métier de policier m’a au moins appris à écouter. Pour les réponses, tu en auras sans doute de meilleures ailleurs.

Elle posa sa tête contre son épaule.

— Je sais, dit-elle. Tu écoutes bien. Bien mieux que maman. Mais la réponse, il n’y a sans doute que moi qui puisse la trouver.

Ils restèrent longtemps assis sur le canapé. Il était quatre heures et le jour commençait à poindre quand ils retournèrent se coucher. Linda avait dit une chose qui avait fait plaisir à Wallander. Il écoutait mieux que Mona.

Dans une vie future, il ne rechignerait pas à tout faire mieux qu’elle. Plus maintenant qu’il y avait Baiba.

Wallander se leva peu avant sept heures. Linda dormait. Il avala une tasse de café en vitesse avant de partir. Il faisait toujours beau. Mais le vent se levait. En arrivant au commissariat, il trouva un Martinsson dans tous ses états qui lui raconta que ce serait le chaos pour les vacances, puisqu’ils avaient été si nombreux à avoir repoussé leurs congés, à une date indéterminée quand cette grosse affaire leur était tombée dessus.

— Si ça continue comme ça, je vais me retrouver à prendre mes vacances en septembre, dit-il d’une voix hargneuse… Qui a envie de prendre des vacances en septembre ?

— Moi, répondit Wallander. Je pars en Italie avec mon père.

En entrant dans son bureau, il s’aperçut qu’on était déjà le mercredi 6 juillet. Samedi matin, dans trois jours, il serait à l’aéroport de Kastrup à attendre Baiba. C’est à cet instant qu’il se rendit compte qu’il fallait annuler leur voyage, ou du moins le reporter à une date ultérieure. Il avait évité de penser à ça dans l’agitation des semaines précédentes. Ce matin-là, il comprenait qu’il ne pouvait plus continuer comme ça. Il fallait annuler les billets et les réservations d’hôtel. Il se demanda comment Baiba allait réagir. Il resta assis un moment dans son fauteuil et remarqua qu’il commençait à avoir mal au ventre. Il doit y avoir une solution, se dit-il. Baiba peut venir ici. Peut-être même arriverons-nous à attraper ce foutu individu qui tue les gens et leur découpe le cuir chevelu ?

Il avait peur de la déception de Baiba. Même si elle avait déjà été mariée avec un policier, Wallander craignait qu’elle ne s’imagine que tout était différent dans un pays comme la Suède. Il ne pouvait pourtant plus attendre pour lui expliquer qu’ils ne pourraient pas partir pour Skagen comme prévu. Il devait décrocher son téléphone et appeler Riga dès maintenant. Mais il repoussa à plus tard cette conversation pénible. Il n’était pas encore prêt. Il prit un cahier et nota qu’il devait annuler les réservations.

Puis il redevint policier.

Il réfléchit à ce qu’il avait cru découvrir la veille au soir, quand il était assis sur le banc devant la cabine de la Société de sauvetage en mer. Avant de partir de chez lui, il avait arraché les feuillets sur lesquels il avait fait son résumé. Il les posa devant lui sur son bureau et lut ce qu’il avait écrit Il persistait à penser que ça tenait la route. Il décrocha le combiné et demanda à Ebba de joindre Waldemar Sjösten à Helsingborg. Ebba rappela quelques minutes plus tard.

— Il semble qu’il passe ses matinées à racler un bateau, dit-elle. Mais il ne doit pas tarder.

Sjösten donna de ses nouvelles au bout d’un bon quart d’heure. Wallander écouta brièvement ce qu’il avait à lui dire sur la suite de l’enquête. Ils avaient réussi à trouver quelques témoins, un couple de gens âgés, qui disaient avoir vu une moto dans Aschebergsgatan le soir où Liljegren avait été tué.

— Vérifie bien cette information, dit Wallander. Ça peut être très important.

— Je comptais m’en charger moi-même.

Wallander s’appuya contre son bureau, comme s’il avait besoin de prendre de l’élan pour la question suivante.

— Je voudrais te demander une chose, dit-il. Une chose qui doit être traitée avec une priorité absolue. Je voudrais que tu trouves des femmes qui ont participé à des fêtes dans la villa de Liljegren.

— Tiens, pourquoi ?

— Je pense que c’est important. Il faut que nous sachions qui participait à ces fêtes. Tu comprendras en lisant le dossier.

Wallander savait très bien qu’il n’y avait pas d’explication là-dessus dans le dossier de l’enquête sur les trois autres meurtres. Mais il ne voulait pas trop s’appesantir. Il lui fallait chasser seul encore un moment.

— Tu veux donc que je te ramène une prostituée, dit Sjösten.

— Oui. S’il y avait des prostituées dans ces fêtes.

— C’est ce qu’on dit.

— Donne-moi des nouvelles le plus vite possible. Et je viendrai à Helsingborg.

— Si j’en trouve une, faut-il que je la mette en détention ?

— En détention, pour quel motif ?

— Je n’en sais rien.

— C’est pour une conversation. Rien de plus. Au contraire, explique-lui bien qu’elle n’a aucune raison de s’inquiéter. Si elle a peur, elle ne dira que ce qu’elle croit que je veux entendre, et ça ne me servira à rien.

— Je vais essayer, dit Sjösten. Voilà une mission intéressante en plein été.

Ils raccrochèrent. Wallander revint à ses notes de la veille. Peu après huit heures, Ann-Britt Höglund l’appela dans son bureau pour lui demander s’il était prêt. Il se leva, prit sa veste et la retrouva dans le hall. Sur la suggestion de Wallander, ils allèrent à pied à l’hôpital de façon à avoir le temps de préparer leur entretien avec la fille de Carlman. Wallander se rendit compte qu’il ne connaissait même pas le prénom de celle qui l’avait giflé.

— Erika, répondit Ann-Britt Höglund. Un nom qui ne lui va pas bien.

— Pourquoi ? s’étonna Wallander.

— C’est un nom qui me fait penser à quelqu’un de robuste. Une femme de ménage dans un hôtel, ou une conductrice de tramway.

— Est-ce que je colle avec mon prénom, Kurt ?

Elle hocha joyeusement la tête.

— Evidemment, c’est idiot d’associer une personnalité à un prénom. Mais ça m’amuse, c’est comme un jeu tout bête. Mais d’un autre côté, on n’imagine pas un chat qui s’appellerait Médor. Ou un chien Minet.

— Pourquoi pas ? Que savons-nous d’Erika Carlman ?

En marchant vers l’hôpital, ils avaient le vent dans le dos et le soleil de côté. Ann-Britt expliqua qu’Erika Carlman avait vingt-sept ans. Qu’elle avait été hôtesse de l’air dans une petite compagnie de charters anglaise. Qu’elle avait fait pas mal de choses différentes sans s’y tenir longtemps ou s’engager vraiment. Elle avait voyagé dans le monde entier, avec le confortable soutien économique de son père. Un mariage avec un joueur de football péruvien avait été rompu assez rapidement.

— Ça me semble la description classique d’une jeune fille de la bonne bourgeoisie. Qui a tout eu à sa disposition dès le début.

— D’après sa mère, elle a montré des tendances à l’hystérie dès son adolescence. Elle a utilisé ce mot bien précis, l’hystérie. Je pense qu’on peut plutôt parler de tendances névrotiques.

— A-t-elle déjà fait des tentatives de suicide ?

— Jamais. En tout cas, personne n’est au courant de la moindre tentative. Je n’ai pas eu l’impression que sa mère me mentait.

Wallander réfléchit.

— Ça devait être sérieux. Je pense qu’elle voulait vraiment mourir.

— C’est aussi mon impression.

Ils continuèrent à marcher. Wallander se dit qu’il ne pouvait pas cacher plus longtemps à Ann-Britt Höglund la gifle qu’elle lui avait donnée. Il y avait de grandes chances pour qu’elle en parle. Il n’aurait plus aucune excuse, hormis son orgueil masculin.

Près de l’hôpital, Wallander s’arrêta un instant pour évoquer la gifle. Ann-Britt sembla étonnée.

— Ce n’est sans doute que l’expression des tendances hystériques dont sa mère t’a parlé, dit-il pour conclure.

Ils continuèrent leur chemin. Puis elle s’arrêta.

— Ça peut poser des problèmes, dit-elle. Elle n’est sans doute pas bien du tout. Nous ne savons même pas si elle regrette son geste ou si elle est toujours furieuse. Si tu entres dans sa chambre, ça peut la briser, faire éclater sa mauvaise conscience. Ou la rendre agressive, l’effrayer. Elle peut se renfermer sur elle-même.

— Tu as raison, il vaut mieux que tu ailles lui parler seule. Je t’attendrai dans la cafétéria.

— Dans ce cas, faisons rapidement le point sur ce que nous voulons apprendre.

Ils s’assirent sur un banc devant la station de taxis.

— Dans une enquête comme celle-ci, on espère toujours que les questions seront plus intéressantes que les réponses, dit Wallander. Quel rapport y à-t-il entre sa tentative de suicide, presque réussie, et la mort de son père ? Prends ça comme point de départ. Maintenant, pour ce qui est du reste, je ne peux pas t’aider. Sa réponse déclenchera les questions dont tu as besoin.

— Supposons qu’elle réponde oui, qu’elle était tellement anéantie de douleur qu’elle n’avait plus envie de vivre, dit Ann-Britt.

— Alors nous saurons au moins ça.

— Mais que saurons-nous vraiment ?

— Il faudra que tu lui poses les autres questions, celles que nous ne pouvons pas prévoir. Était-ce une relation d’amour filial normal entre un père et sa fille ? Ou était-ce autre chose ?

— Et si elle répond non ?

— Alors, commence par ne pas la croire. Sans le lui dire. Mais ça m’étonnerait beaucoup qu’elle ait tenté de provoquer un double enterrement pour d’autres raisons.

— Si elle répond non, ça veut donc dire que je dois m’intéresser aux raisons qu’elle peut avoir de nous cacher la vérité ?

— C’est à peu près ça. Il y a encore une troisième possibilité. Qu’elle ait tenté de se suicider parce qu’elle savait quelque chose sur la mort de son père, et que sa seule solution était d’emporter son secret avec elle dans sa tombe.

— Est-ce qu’elle aurait pu voir le meurtrier ?

— C’est possible.

— Et elle ne voudrait pas qu’il soit découvert ?

— Possible aussi.

— Et pourquoi ne le voudrait-elle pas ?

— Une fois encore, il y a deux possibilités. Elle veut le protéger. Ou elle veut protéger la mémoire de son père.

Ann-Britt eut un soupir de découragement.

— Je ne sais pas si je vais me sortir de tout ça.

— Bien sûr que tu vas t’en tirer. Je t’attends à la cafétéria. Ou dehors, ici. Prends tout ton temps.

Wallander la suivit dans le hall d’entrée. Il repensa furtivement à la fois où il était passé, quelques semaines auparavant, pour apprendre la nouvelle de la mort de Salomonsson. Il n’imaginait pas alors ce qui l’attendait. Ann-Britt demanda le numéro de la chambre à l’accueil et disparut dans un couloir. Wallander entra dans la cafétéria, mais il changea d’avis et rebroussa chemin pour retourner s’asseoir sur le banc, devant l’arrêt des taxis. Avec son pied, il continua à agrandir la petite colline de gravier qu’Ann-Britt avait commencée. Il songea une fois de plus à son idée de la veille. Il fut interrompu par la sonnerie du téléphone dans sa poche. C’était Hansson qui semblait très excité.

— Il y a deux enquêteurs qui arrivent à Sturup cet après-midi. Ludwigsson et Hamrén. Tu les connais ?

— Seulement de nom. Il paraît qu’ils sont habiles. Hamrén a bien fait partie de l’équipe qui a résolu l’affaire de l’homme au laser ?

—Tu as la possibilité d’aller les accueillir ?

— Non, répondit Wallander après un instant de réflexion. Je vais probablement retourner à Helsingborg.

— Birgersson ne m’en a rien dit, pourtant. Je viens de lui parler à l’instant.

— Ils doivent avoir les mêmes problèmes de communication interne que nous, répondit Wallander posément. Il me semble que ce serait une bonne chose que tu ailles les accueillir.

— Une bonne chose pour quoi ?

— Une marque de respect. Quand je suis allé à Riga il y a quelques années, on est venu m’accueillir en limousine. Une vieille limousine, russe, mais quand même. C’est important que les gens se sentent accueillis, qu’on s’occupe d’eux.

— Bien, dit Hansson. Faisons comme ça. Tu es où, pour le moment ?

— À l’hôpital.

— Tu es malade ?

— La fille de Carlman. Tu l’as oubliée ?

— Franchement, oui.

— Estimons-nous heureux tant que nous n’oublions pas tous la même chose en même temps, dit Wallander.

Il ne sut jamais si Hansson avait compris sa tentative d’humour ironique. Il posa le téléphone portable sur le banc et regarda un moineau perché en équilibre sur le bord d’une poubelle municipale. Cela faisait déjà trente minutes qu’Ann-Britt était partie. Il ferma les yeux et tendit son visage au soleil. Il essaya de trouver comment annoncer les choses à Baiba. Un homme avec une jambe dans le plâtre fit un petit bruit sec en s’asseyant sur le banc. Wallander garda le visage tourné vers le soleil. Au bout de cinq minutes, un taxi arriva. L’homme à la jambe dans le plâtre disparut. Wallander fit quelques allers et retours devant l’entrée de l’hôpital. Puis il se rassit. Il s’était écoulé une heure.

Ann-Britt Höglund sortit de l’hôpital au bout d’une heure et cinq minutes, et s’assit à côté de lui sur le banc. Il ne put deviner à l’expression de son visage comment ça s’était passé.

— Nous avions oublié une des raisons pour lesquelles on se suicide, dit-elle. En avoir assez de vivre.

— C’est ce qu’elle t’a répondu ?

— Je n’ai même pas eu besoin de lui poser la question. Elle était assise sur une chaise dans sa chambre toute blanche. Elle portait un des peignoirs de l’hôpital. Les cheveux en désordre, pâle, absente. Certainement encore assommée par sa dépression et les calmants. « À quoi ça sert de vivre ? » C’est comme ça qu’elle m’a accueillie. Je suis persuadée qu’elle va refaire une nouvelle tentative de suicide. Par lassitude de vivre.

Wallander comprit son erreur. Il avait négligé la raison la plus courante qu’on peut avoir de se suicider : ne plus avoir envie de vivre.

— Je suppose que tu as parlé de son père ?

— Elle le détestait. Mais je suis persuadée qu’il n’a jamais abusé d’elle.

— Elle l’a dit ?

— Pas besoin de dire certaines choses.

— Le meurtre ?

— Curieusement, ça semblait très peu l’intéresser.

— Et elle avait l’air crédible ?

— Je crois qu’elle disait exactement ce qu’elle ressentait. Elle se demandait pourquoi j’étais venue. Je lui ai dit la vérité. Que nous recherchons un meurtrier. Elle a dit qu’il devait y avoir beaucoup de gens qui auraient eu envie de tuer son père. Pour son absence de scrupules en affaires. Pour sa manière d’être.

— Elle n’a pas sous-entendu qu’il y aurait pu avoir une autre femme ?

— Rien.

Déçu, Wallander regarda le moineau qui était revenu sur la poubelle.

— Bon, c’est toujours ça, dit-il. Nous savons que nous ne savons rien de plus.

Ils remontèrent vers le commissariat. Il était onze heures moins le quart. Le vent, qui soufflait maintenant contre eux, avait forci. À mi-chemin, le téléphone de Wallander sonna. Il tourna le dos au vent et répondit. C’était Svedberg.

— Nous pensons avoir trouvé l’endroit où Björn Fredman a été tué, dit-il. Un ponton tout de suite à l’est de la sortie de la ville.

Wallander sentit disparaître immédiatement sa déception après cette visite infructueuse à l’hôpital.

— Bien, dit-il.

— Un appel téléphonique, poursuivit Svedberg. Et l’interlocuteur a parlé de taches de sang. Ça peut évidemment être quelqu’un qui a vidé du poisson. Mais ça m’étonnerait. Celui qui a téléphoné travaille dans un labo. Ça fait trente-cinq ans qu’il fait des analyses de sang. En plus, il a dit qu’il y avait des traces de pneus juste à côté. À un endroit où il n’y a pas de voitures en général. Un véhicule s’est garé par là. Pourquoi pas une Ford de 1967 ?

— On part dans cinq minutes, on va voir ça, dit Wallander.

Ils pressèrent le pas en direction du commissariat. Wallander lui fit un compte rendu de sa conversation téléphonique.

Ni l’un ni l’autre ne pensaient plus à Erika Carlman.

 

*

 

Hoover descendit du train à Ystad à onze heures trois. Il avait choisi de laisser sa mobylette à la maison ce jour-là. En voyant que la police avait enlevé les barrières autour de la tranchée où il avait jeté son père, il sentit une pointe de déception et de colère. Les policiers qui étaient à sa recherche étaient bien trop mauvais. Ils n’auraient même pas réussi les examens d’entrée les plus élémentaires aux cours du FBI. Il sentit que le cœur de Geronimo commençait à battre en lui comme un tambour. Il comprenait le message très clairement. Il fallait qu’il accomplisse ce qu’il avait déjà décidé. Avant que sa sœur ne revienne à la vie, il allait lui apporter ses deux dernières victimes. Deux scalps sous sa fenêtre. Et le cœur de la fille. En cadeau. Puis il irait la chercher à l’hôpital et ils sortiraient ensemble. Ce serait le début d’une autre vie. Peut-être liraient-ils plus tard son journal ensemble tous les deux. Pour se remémorer les événements qui lui avaient permis de sortir de l’obscurité.

Il marcha jusqu’au centre-ville. Il avait mis des chaussures pour ne pas éveiller l’attention. Mais ses pieds n’aimaient pas ça. En arrivant au marché, il tourna à droite et se dirigea vers l’immeuble où le policier habitait avec celle qui devait être sa fille. C’était pour en savoir plus qu’il était venu à Ystad, ce jour-là. Le passage à l’acte était fixé au lendemain. Ou au surlendemain. Pas plus tard. Sa sœur ne devait pas rester plus longtemps à l’hôpital. Il s’assit sur les marches d’un des immeubles voisins. Il s’entraîna à oublier le temps. Rester là, sans penser, jusqu’au moment de reprendre sa mission. Il lui restait encore beaucoup à apprendre avant de maîtriser complètement cet art. Mais il était persuadé qu’il y arriverait un jour.

Son attente fut exaucée au bout de deux heures. Elle sortit. Apparemment, elle était pressée, elle se rendait en ville.

Il la suivit, sans la perdre de vue.

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